Plus de 2 mois sans écrire d’article pour ce blog, une fois encore… La période estivale est rarement propice à passer du temps sur l’ordinateur : seule sur la ferme, j’ai beaucoup trop d’occupations à l’extérieur et avec les animaux du matin au soir…
Mais là, nous ne sommes même pas à fin septembre, et déjà la mauvaise saison pointe son nez, avec pluies intenses et rafales de vent, interdisant certaines activités extérieures…
Où est donc passé l’été ? Il a plu jusqu’à fin juillet (jamais je n’avais fait les foins aussi tard), août a été plus que mitigé avec des variations de temps ahurissantes, et septembre part à l’automne avant la date… La végétation n’a pas arrêté de pousser cette année, et comme je n’utilise absolument aucun traitement sur la ferme, je n’ai pas réussi à suivre pour l’entretien : la cour et les alentours sont envahis d’herbes folles, difficile dans ces conditions de conserver un aspect clean et accueillant pour les visiteurs. Mais je dois l’accepter, je n’ai de toutes façons pas le matériel, le temps et encore moins l’aide suffisante pour remédier à ces détails qui sont bien secondaires au regard des soucis d’élevage.
Cette saison a été compliquée, dans le fil d’une année 2024 pluvieuse et problématique à bien des niveaux. Ces dernières semaines m’ont conduite à un grand brainstorming.
Beaucoup de questions et de remises en cause en cette fin d’été…
Je me suis installée sur cette ferme quasiment à l’abandon début 2012. J’ai développé pas à pas, et seule, un élevage qui tient à peu près la route, me semble-t-il. Mais après bientôt 13 ans, beaucoup de travail, des joies et des satisfactions, mais aussi énormément de soucis, de fatigue et de déconvenues, je me retrouve plongée dans une profonde remise en cause en cet automne 2024.
Je sais depuis longtemps que je ne suis plus trop en phase avec cette société, c’était le moteur profond de ma volonté de réorientation depuis les années 2000. J’ai adopté un mode de vie qui me convient, qui me permet de prendre la distance dont j’ai besoin, au fin fond de la campagne, avec mes animaux, tout en conservant des contacts sociaux et le goût de transmettre à travers l’accueil des clients, les visites et les formations.
Que rêver de plus ?
Peut-être une famille qui s’intéresse à ce que je fais ? Bon, ça j’ai compris que je devais en faire mon deuil.
Peut-être un environnement cordial et un bon relationnel en local pour me sentir moins seule ? Bon, ça aussi j’ai compris aussi au fil du temps que c’était un voeu pieux, et j’ai appris à faire sans, par force…
Peut-être une reconnaissance de la réalité de mon travail ? C’est là que le bât blesse vraiment, et de plus en plus. J’ai hélas choisi un élevage totalement à la marge du monde agricole, souvent mal vu et bizarrement parfois envié par ce même monde agricole : si une femme seule réussit à se débrouiller pendant tant d’années, sans aucune aide en local, c’est forcément que ça rapporte bien sans trop d’efforts, ces drôles de bestioles – on me l’a sorti plus d’une fois, ce couplet !
S’ils savaient, les envieux, la réalité de mon mode de vie et les sacrifices que ça représente ! Aucune sortie, pas un jour de vacances depuis 2012. Aucune dépense hors exigences de l’exploitation : loisirs, vêtements, meubles, exit le superflu, on reste sur l’essentiel et la récup au maximum, ma voiture est de 2001, mon tracteur de 1965, je n’ai pu acheter aucun gros outillage neuf ni même d’occasion récente pour faire tourner ma ferme : tout mon équipement et outillage est antérieur à mon installation, j’ai investi toutes mes économies – à perte – dans cette ferme pour la rendre viable… Je n’ai pas de primes PAC pour acheter du matériel tous les ans. C’est à la cloche que j’enfonce mes piquets de clôture, avec un treuil manuel que je tire mon grillage, à la pioche que je creuse des trous, je fabrique moi-même mes barrières avec des lattes de bois, j’aménage mes écuries moi-même pour réduire les coûts…
Venez voir ma maison et vous comprendrez. Tous les travaux intérieurs y sont interrompus depuis plusieurs années, faute de moyens, je n’ai même pas de chauffage autre que mon poêle à bois, la température en hiver dès qu’on s’en éloigne se situe entre 12 et 13°, voire moins encore dans certaines pièces. Je ne peux accueillir personne chez moi en hiver, il y fait trop froid !
Pourtant on m’a dit encore, il y a peu, que « j’ai de la chance, j’ai des animaux qui se vendent cher », et quelqu’un de bien intentionné m’avait affirmé que « étant donné la plus-value que je fais sur mes animaux, je n’ai pas besoin d’aides PAC ».
Quelle est leur référence : le prix d’un mouton ou d’une chèvre ?
Quand je vends un mâle castré de 2 ans, son prix oscille entre 1200 et 1500€HT (les mâles castrés ont constitué l’essentiel de mes ventes cette année). Alors oui, c’est nettement plus cher qu’une chèvre, mais il faut connaître les coûts de revient de ce type d’élevage pour pouvoir juger. Il faut comparer ce qui est comparable !
Ce jeune mâle vendu castré à 2 ans, il est venu au monde après presque un an de gestation, il a fallu acheter et entretenir des parents aux bonnes origines (donc pas achetés 300€ sur le Bon Coin), puis il a nécessité 2 ans d’entretien soigné, de prises de risque et de travail (pour l’anecdote, les aliments spécifiques achetés en Belgique, c’est 5000HT€/an dans mon budget d’élevage, l’équivalent du prix de vente de 4 mâles castrés). Ajoutons les séances ostéo pour garantir l’intégrité de l’alpaga, les copros régulières, les vermifuges et les compléments adaptés, les vaccins, le suivi véto, l’adaptation permanente des infrastructures pour un meilleur bien-être des animaux ; le temps consacré à l’éducation, et bien sûr le coût de la castration, de l’identification, du certificat vétérinaire de santé… Au final il ne reste pas ou très peu de marge sur de tels prix de vente ! Pour peu qu’il y ait eu le moindre souci de santé pour la mère ou le jeune, ou qu’il y ait eu besoin du véto à la mise-bas, on plonge largement en-dessous du prix de revient !
Oui de temps en temps je vais réussir à vendre un très bon reproducteur, mâle ou femelle, à un prix plus élevé qui va me permettre d’amortir un peu les pertes et de lisser les coûts d’exploitation pour éviter le déficit, mais c’est toujours aléatoire, c’est être en permanence sur la corde raide… « I walk the line », comme diraient les fans de Johnny… Cash…
Je n’ai pas 150 naissances dans l’année : j’en ai entre 15 et 20. Alors faites le calcul du revenu possible à l’année avec en moyenne 60% de crias mâles (80% même cette année), dont 9 sur 10 sont vendus castrés… Avec le pourcentage de pertes inévitable, la relève du cheptel à assurer, vous croyez vraiment que le chiffre d’affaire annuel peut être faramineux ?
Et là dessus venez greffer les charges fixes et les frais incontournables (aliments, véto, assurances, entretien des animaux improductifs, des infrastructures, frais administratifs d’élevage….). Il ne reste pas grand chose, croyez-moi.
Et la situation se complique de plus en plus depuis quelques années, car le marché est inondé d’alpagas à bas prix (en « don gratuit », même, par centaines sur le Bon Coin !) produits n’importe comment par une multitude de nouveaux acteurs qui souvent n’y connaissent pas grand chose, font naître « juste pour le plaisir », dans des conditions inadaptées aux besoins fondamentaux des alpagas, ou importent des pays de l’Est (une véritable filière de maquignons qui revendent en France des animaux importés à bas prix s’est mise en place, c’est à vomir).
Le rôle dévolu à l’éleveur sérieux aujourd’hui en France ? Simple standard téléphonique pour dispenser des conseils gratuits aux acheteurs de ces pauvres alpagas produits et vendus n’importe comment : au bout de quelques semaines ou de quelques mois, quand les soucis arrivent, que ces pauvres animaux commencent à tomber malades ou même à mourir, on se tourne vers les éleveurs pour avoir des infos et des conseils, parce que eux, ils savent, c’est leur métier, ils DOIVENT répondre et donner de leur temps, s’ils aiment vraiment les animaux (et les insultes fusent si on a le malheur de faire une remarque sur l’inconséquence des gens).
Non, notre métier n’est pas de dispenser gratuitement, à toute heure et sans limite des conseils à tous ceux qui ont acheté un alpaga comme on achète un objet de décoration chez Ikéa, « parce que c’est mignon », ou parce que « mon fils de 4 ans en rêvait »…
Notre travail, ce n’est pas de faire le suivi après-vente à la place des vendeurs abrutis et des maquignons qui ferment la porte dès la vente réalisée !
Oui, on aime nos animaux, et c’est pourquoi on ne veut pas, en faisant le travail de ces vendeurs véreux à leur place, faire perdurer ces odieux trafics : quand quelqu’un nous appelle parce qu’il vient d’acheter un alpaga à un cirque « pour lui sauver la vie », il faut lui dire en face qu’il n’a pas sauvé la vie d’un animal, bien au contraire, il a participé activement à ce vaste trafic en étant client, et l’alpaga est déjà remplacé par deux autres pour alpaguer les prochains bons samaritains prêts à se faire avoir ! C’est une chaîne sans fin, ce n’est qu’en refusant d’y participer que ce trafic pourra s’arrêter (exactement comme pour les autres animaux domestiques). Et il faut dénoncer les agissements de ces trafiquants pourris.
A ce rythme, il n’y en aura bientôt plus, des éleveurs sérieux, du moins ceux qui ont choisi de consacrer leur vie professionnelle à leur animaux : parce que nous n’aurons plus de clients pour nous permettre d’assumer nos charges et nos coûts d’exploitation, et nous devrons mettre la clé sous la porte quand nous n’avons que notre élevage et notre bonne volonté pour vivre !
Notre travail, c’est de faire naître et d’élever de bons animaux sains et équilibrés, de les éduquer et de les vendre en confiance, de bien conseiller et former les acheteurs s’ils sont néophytes, et d’assurer le suivi de NOS animaux vendus.
Je n’ai jamais refusé de répondre, par mail ou par téléphone, à une demande d’aide urgente, quand la vie d’un animal est en jeu. Mais ça se répète encore et encore, toujours ces mêmes situations de problèmes récurrents suite à des achats à prix bas à des vendeurs pourris.
Des acheteurs qui s’en mordent les doigts, qui réclament (voire exigent) de l’aide, qui voudraient même qu’on les plaigne d’avoir d’avoir été floués… Alors non, désolée, dans la plupart des cas vous n’avez pas été floués ! Dans la plupart des cas, vous avez fermé les yeux sur la réalité juste parce que vous vouliez faire une bonne affaire : un alpaga à bas prix, deux voire trois fois moins cher que chez un éleveur, c’est top ! Dans la plupart des cas vous n’avez pas cherché à vous informer correctement, avant d’acheter, sur les besoins particuliers de ces animaux, sur les exigences de leur détention, sur les risques… Les informations en ligne ne manquent pas sur les sites des associations ou des élevages, nul n’a le droit de dire à l’heure actuelle « on ne savait pas ».
Régulièrement, j’ai des demandes d’achat d’animaux, il y a le pire et le meilleur, bien sûr. Mais de plus en plus souvent le pire, à cause de la mode de l’alpaga vu comme une peluche, et hélas de la bêtise humaine. Parfois même la demande commence par « on a lu attentivement les infos que vous donnez sur votre site », pour une entrée en matière sympa… et juste après, on me dit qu’on veut « un alpaga pour mettre avec 3 chèvres dans 1500m² »… Ou qu’on veut « une femelle pour mettre avec les 3 mâles du voisin pour avoir un petit, parce qu’on adore les bébés animaux »… (ces deux exemples sont véridiques).
Je réponds patiemment, je prends le temps, au téléphone, d’expliquer ce qu’il en est (parfois on me raccroche au nez en me disant qu’on va trouver un vendeur moins con – c’est-à-dire plus conciliant), ou j’écris un mail détaillé… auquel on ne me répondra pas, le plus souvent, parce que ce que je dis n’est pas du tout ce que les gens veulent entendre !…
C’est démoralisant de constater à quel point la notion de bien-être animal est à géométrie variable. Avoir des animaux, quels qu’il soient, c’est avant tout bien s’informer sur eux pour respecter leurs besoins fondamentaux et leur nature, et pas les modeler pour en faire ce que nous voudrions qu’ils soient. Trop de gens veulent des animaux soit pour flatter leur ego (on le voit avec certaines races de chiens), soit pour amuser les enfants (et ça avec les alpagas c’est drapeau rouge immédiat), soit par pur anthropomorphisme (et ça c’est un mal de société grandissant, l’animal remède au mal-être… que l’on rend malheureux à son tour).
Bref tout ça se mélange dans mon brainstorming pour arriver à une conclusion évidente : je n’ai plus envie de faire naître des alpagas, du moins pour les vendre.
L’avenir des alpagas en France est à mon avis bien sombre, à moins que les vrais éleveurs réussissent enfin à faire sauter leurs dissensions, mettent un mouchoir sur leurs egos et leurs conflits de personnes pour faire avancer la cause commune dans le sens du respect de cet animal si particulier.
Mais on en est loin, et moi je n’ai plus que quelques années avant la retraite, j’en ai marre de travailler en vain à faire passer un message et à avoir une éthique qui me fait refuser 9 ventes sur 10, et qui fait ricaner tous ceux qui vendent à tour de bras sans se soucier du devenir de leurs animaux.
J’ai donc décidé de réorienter mon activité différemment pour les années à venir.
Je vais (à contrecoeur) me séparer de la plus grande partie de mes femelles reproductrices dans les 18 mois qui viennent. Je garderai mes chouchoutes, et toutes mes « vieilles » de plus de 8 ans, qui auront une retraite précoce bien méritée.
Les quelques crias que je ferai naître à l’avenir ne partiront que chez des personnes de confiance, ou resteront avec moi.
Je suis en train de me constituer le troupeau de mâles de belle qualité, la plupart castrés, dont je rêvais depuis mes débuts, qui sera mon fournisseur de belle fibre pour l’intensification de mon activité de production de belle laine filée main et d’articles tricotés.
Je vais développer les visites, avec des formes nouvelles et plus interactives dans la manipulation et la connaissance des animaux, et bien sûr continuer les formations pour oeuvrer à la diffusion des bonnes pratiques concernant les petits camélidés.
Et peut-être (peut-être) irai-je développer ce nouveau projet ailleurs… Mais là rien n’est encore défini.